J'attends tranquilement à l'abri de bus. Je suis juste en train de me dire que les seuls moments où je suis vraiment comblée sont ceux où j'ai mes écouteurs dans les oreilles, une cigarette aux lèvres et un soleil doré en face. Comme j'aime être aveuglée...
Un car d'enfants s'arrête au feu rouge. Une petite fille me regarde avec intêret et chuchote quelque chose à ses copines, deux garçons font des grimaces, et une autre petite fille, toute seule, a l'air de bouder. Elle regarder le paysage d'un air vaguement blasé, son visage enfoncé dans sa main, elle a l'air d'avoir envie d'être à mille lieues d'ici. Elle m'est bien sympathique, cette petite fille. Elle me rapelle moi...
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Quelques heures plus tard, dans le bois de Vincennes. Il est plus de minuit, et on roule à vélo dans une dense obscurité, il n'y a plus aucune lumière dans le bois. Je me sens soudain à des kilomètres de la ville, dans une sorte de campagne mystérieuse et un peu inquiétante, avec tous ces petits bruits non identifiables venant des arbres, des buissons et du lac à côté... Un goût d'aventure et de danger me remonte à la bouche, mon coeur bondit à la rencontre de tous les monstres inventés que j'imagine tapis dans le noir. Les ténèbres effacent toute trace de présence humaine et laisse l'imagination et l'irrationel prendre place et créer une atmosphere fantastique... On est à Porte Dorée et on decide de faire le tour du lac, enfin débarassé des mômes, chiens et parents tournant bruyamment autour toute la journée. Pour une fois l'endroit est désert, et là il nous appartient. Ou plutôt, c'est nous qui lui appartenons il me semble. Quel exaltation de rouler dans le noir autour de cette grande étendue d'eau miroitante aux rayons de la lune ! Tout l'air semble densifié et chargé d'énigmes, il y a une sorte de présente qui y flotte et que nous pouvons respirer. Ce qui m'exalte aussi, c'est assez bête, mais c'est que ça m'a toujours fasciné de penser que tous les endroits où je suis allée continuent à "vivre" en mon absence, ainsi que tous ceux où je n'ai jamais été d'ailleurs, c'est une vérité évidente mais je trouve toujours ça incroyable de m'imaginer qu'à l'instant présent ils "sont en train d'exister", si loin soient ils. Cette petite crique en Grece, notre jardin dans l'île, ce petit chemin dans la montagne, ce pont au dessus du canal glacé embrassant la ville à Berlin... tous ces endroits qui comme celui ci doivent être déserts en ce moment mais qui continuent à "être", l'absence de gens révélant plus intensément leur présence me semble-t-il... Et là c'est comme si j'étais une spectatrice qui avait réussi à se glisser dans les coulisses, et qui pouvait observer impudiquement ce lieu dans toute son intimité...
Ca me rappelle ce moment où, dans une de mes nombreuses promenades à vélo, j'étais arrivée sur une plage déserte après dix minutes de "pédalement" dans l'obscurité totale, ma lente avancée dans le sable dans lequel j'avais l'impression de m'enfoncer un peu plus à chaque pas, cette brise salée qui m'emmelait les cheveux, tout l'océan que je devinais étalé devant moi, noir et agité, prêt à venir me cueillir si je le voulais, et en face cette petite dune au dessus de laquelle brillait fierement la pleine lune, grande, ronde, belle et lumineuse, avec dans mes oreilles un mélancolique Avé Maria... Toute la beauté et la tristesse qui m'envahissaient à ce moment là...
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Je le laisse mettre de la distance entre nos corps enlacés l'instant d'avant. De toute façon, même si je l'ai longtemps désiré, je ne mesure pas bien ce qui s'est passé. Comme si mes émotions venaient d'être anesthésiées. Je ne ressens rien, ni joie ni tristesse, ni satisfaction ni frustration, ni contentement ni regrets... Il y a juste un espace blanc. Je suis là mais je ne suis qu'une écorce vide et sèche, la sève ne coule pas. Malgré tout, j'ai l'intuition que tout ce qu'on y inscrit reste bien gravé. Comme souvent avant de m'endromir, des paroles de chanson me trottent dans la tête : "Tonight, your ghost will ask my ghost : where is the love ?" Le lendemain matin, il neigeait.